INTRODUCTION 


« A 19 ans, ma vie en Amérique fut une expérience de la solitude et de la monumentalité. Ma formation en tant qu’acteur m’a apprit l’engagement total, la confiance en mes stimuli imaginaires, mais surtout à travailler sans support ni matière.
C’est un processus immateriel qui tire sa force de la vérité, et qui consiste à transmettre une énergie pure. »

Au cœur de l’œuvre de Stéphan Breuer, la monumentalité, la grandeur, l’Histoire. L’éternel retour nous ouvre les portes de l’intemporalité. Nietzsche nous l’a rappelé : il nous est impossible de demeurer dans nos propres limites ; le monde résulte du perpétuel affrontement de volontés de puissance.

Jouer avec la lumière. Jouer avec les dimensions. Jouer avec le temps. Repousser les frontières de l’univers sensible. Au perron de l’atemporel : la géométrie, le numérique, le contraste. Mémoire du futur. Donner/recevoir, douceur/pouvoir, intuition/matériel, immobilité/mouvement. En générant une tierce signification par l’union de deux éléments antagoniques, l’oxymore induit une forme de duplicité démontrant les limites de la réalité apparente. L’ombre est indissociable de la lumière, comme la vérité l’est du mensonge, la joie de la douleur, le réel du rêve. Le chiaroscuro transpose, mobilise les sens à travers un idéal de grandeur ; les contrastes répondent aux paradoxes, unissant le monde visible au monde invisible, transcendant la réalité en proposant un ordre de signification supérieur.

Périssable, inextensible, le monde qui nous entoure n’est qu’une image – le pâle reflet d’un univers prééminent. Que pourrait être l’art, sinon le medium privilégié nous permettant de nous élever vers cette réalité supérieure, dont la Création nous a séparés ? Dans la tradition kabbalistique, l’ascension du Visionnaire de la Merkaba n’est qu’une des manifestations de cette primitive aspiration à l’élan. On la retrouve au cœur de la pensée néoplatonicienne telle qu’elle irrigue, depuis deux millénaires déjà, le meilleur de la production artistique. Dans Idea, Panofsky examine la frontière entre le concept d’« idée » de l’œuvre d’art et sa matérialisation ; la première fait échapper la seconde à toute tentative de réalisme ; elle connaît une évolution mystérieuse depuis Platon jusqu’à la scène contemporaine. Aux confins de l’immatériel, l’œuvre de Stéphan Breuer est ontologique par nature ; elle entre ainsi en résonnance avec l’expérience musicale. Art de l’ineffable ? Art du temps ?

Sans désemparer, Stéphan Breuer va « au-delà ». Et le spectateur prend malgré lui la liberté d’une réalité pure, transfigurée. « C’est en s’étant fait congénère et semblable à ce qui est vu que le voyant doit s’appliquer à la contemplation. Car jamais un œil ne verrait le soleil sans être devenu semblable au soleil, ni une âme ne pourrait voir le beau sans être devenue belle. » L’invocation par laquelle Plotin concluait au IIIe siècle son traité Sur le Beau a été, est et sera actuelle aussi longtemps que l’homme sera doté d’une âme.

« Toi aussi, retranche les choses superflues et redresse celles qui sont fléchies, purifiant les choses obscures, rends-les brillantes, et ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que brille sur toi la splendeur divine de la vertu, jusqu’à ce que tu voies la « tempérance trônant sur un piédestal sacré ». Si tu es devenu cela, si tu as vu cela et que tu as en un rapport pur avec toi-même, rien ne fait obstacle à ce que tu deviennes un de cette manière […] : tu es toi-même tout entier uniquement lumière véritable, non mesurée par une grandeur, ni limitée par une figure vers le moindre, ni, au rebours, accrue en grandeur par illimitation, mais lumière absolument immesurable, parce que plus grande que toute mesure et supérieure à tout ce qui est quantifié ; si tu te voyais toi-même devenu cela, étant désormais devenu vision, ayant déjà repris courage en toi-même et étant déjà monté là, n’ayant plus besoin d’un guide, fixe ton regard et vois. Car seul un tel œil voit la grande beauté. »

Quelques rares artistes nous élèvent aujourd’hui vers ce niveau de réalité intemporelle, qui n’emploient pas l’épithète « spirituel » pour cacher le vide – là où ils sont à cours d’idées et de flamme. Quelques rares créateurs sont encore doués de cette faculté de repousser les limites de la réalité, de l’espace et du temps ; Stéphan Breuer est de ceux-là.

Olivier Lexa